Le 10 février dernier, soit une semaine après l’annonce par le ministre Sven Gatz d’une nouvelle augmentation du budget estimé pour la ligne de métro 3 (grimpant à 2,65 milliards d’euros), la STIB révélait que le chantier sous le Palais du Midi relatif à 120 mètres de tunnel à réaliser sous le Palais du Midi est à l’arrêt depuis… une année ! En effet, un litige oppose l’opérateur de transport public avec le consortium (composé de Besix, Jan de Nul Group et Franki Construct) et chargé de réaliser les travaux qui, mettant en avant la complexité technique des travaux à réaliser dans cette zone marécageuse et plus particulièrement le danger sur la stabilité du Palais du Midi construit sur de pilotis en bois, annonce une augmentation des coûts du chantier à hauteur de 170 millions d’euros, soit le double du montant initialement négocié, et huit années de chantier supplémentaire. Un nouveau délai et une nouvelle ardoise (probablement aussi recalculée en fonction de l’inflation par le consortium) que la STIB refuse catégoriquement.
L’option alternative présentée par le directeur de l’entreprise publique dans la presse consiste à « démonter le toit du Palais du Mid afin d’y faire rentrer les grues », soit en d’autres termes, moins enfumés, de détruire tout l’intérieur de la Partie sud du Palais du Midi, de n’en garder que la façade et de creuser depuis l’intérieur selon la même technique de Cut and Cover qui éventre aujourd’hui les boulevards du centre. Une option tout aussi catastrophique que la première pour le quartier de l’avenue de Stalingrad tant cette partie joue un rôle essentiel dans la vie du quartier, abritant un grand nombre de fonctions : des établissements horeca, des commerces, un complexe sportif, l’école Fransisco Ferrer, bref un lieu fréquenté par tout le quartier et au-delà…
Rappelons-le, l’avenue de Stalingrad est un noyau commercial qui s’est créé à partir de rien, au prix d’investissements massifs de commerçants propriétaires et occupants et qui jouit aujourd’hui d’un rayonnement qui dépasse de loin les frontières de la Ville de Bruxelles. Rayonnement d’autant plus remarquable qu’il s’agit essentiellement de commerces de proximité et d’établissements horeca. Ceux qui ont quitté la commune, voire la Région, continuent d’y venir pour faire leurs courses ou y manger un morceau. À l’heure où la tendance est à la création de centres commerciaux et de grandes enseignes à vocations touristiques, ces commerces sont la preuve qu’un contre-modèle peut réussir tout en étant grands pourvoyeurs d’emplois, notamment pour les jeunes peu qualifiés. C’est aussi un quartier populaire avec un tissu urbain qui présente des loyers plus modérés que la moyenne régionale permettant à une population très fragilisée de trouver de quoi se loger.
Ces aspects positifs doivent être soulignés en regard des discours de certain.e.s hommes et femmes politiques aux relents xénophobes plus ou moins assumés qui voient d’un mauvais œil la prédominance marocaine du quartier et soutiennent un « lifting » des lieux passant par un embourgeoisement du quartier, déjà à l’œuvre, mais auquel l’arrivée du métro donnera un puissant coup d’accélérateur.
Au-delà de la démolition de l’avenue et de ses bâtiments, on est face ici à la destruction de l’identité d’un quartier qui colle de moins en moins avec les ambitions touristiques de la Ville de Bruxelles qui se déploient à quelques rues de là. Une destruction dont font déjà les commerçants font déjà les frais depuis plusieurs années avec des pertes importantes de leur chiffre d’affaires, mais qui, encore aggravée par l’enlisement des travaux, aura un impact sur l’identité populaire du quartier, avec des conséquences réelles : dispersion de la pauvreté plutôt que sa résorption, disparition des réseaux de solidarité et d’entraide qui s’y sont mis en place et renforcement des difficultés d’accès pour les personnes précarisées aux services qu’offre la ville.
Comment en est-on arrivés là ?
Comme un air de Bluesette
En décembre dernier, la Région et la Ville de Bruxelles refusaient de délivrer à la STIB un permis pour l’installation d’un harmonica géant de près de 725 kilos sur une façade de l’Avenue de Stalingrad au motif que celui-ci présentait des risques de chute et engendrait un « risque majeur tant pour la sécurité du bâtiment que pour les usagers de la voie publique ». Un signe avant-coureur de ce qui nous tombe sur la tête aujourd’hui ?
En réalité, la situation que nous connaissons aujourd’hui était tout à fait prévisible et connue depuis de nombreuses années déjà. La nature du sous-sol et les particularités du Palais du Midi avaient été (re)mises en évidence à deux reprises en 2016. La première fois par Claude Van Den Hove et Pierre Laconte, respectivement président et administrateur de la Foundation for the Urban Environnement, rappelant le peu d’expérience de la Région bruxelloise en matière de reprises en sous-oeuvre de bâtiments dans le lit de la Senne et les difficultés rencontrées lors de ces dernières. Ils pointaient également concernant la station Toots Thielemans, un dossier peu développé en ce qui concerne les garanties de pérennité du chantier projeté.
La même année, la Commission royale des monuments et des sites remettait un avis allant dans le même sens : “C’est un ouvrage délicat à réaliser. Le double tunnel serait foré de façon traditionnelle, ce qui suppose la rencontre avec des pieux en bois sur lesquels est fondé le Palais du Midi. La stabilisation préalable du sous-sol n’est pas précisée. Or, à une profondeur de -4 mètres, les travaux se feront dans l’eau. Cette intervention exige une étude de stabilité détaillée compte tenu des travaux de renforcement déjà réalisés lors de la rénovation d’une aile du Palais et compte tenu du fait que l’on ne peut introduire un point dur dans la structure existante sans reprendre la totalité des fondations du Palais en sous-œuvre, ce qui risque d’avoir des implications budgétaires.”
Des craintes qui seront aussi largement relayées par les associations et les comités d’habitants en décembre 2018 lors de l’enquête publique en vue d’obtenir le permis d’urbanisme pour la station de métro Toots Thielemans, mais largement discréditées comme étant « dogmatiques » et « idéologiques » par les pouvoirs publics et par la STIB. La volonté de la STIB de creuser un nouveau bout de tunnel est justifiée par des arguments purement techniques : le rayon giratoire du tunnel de pré-métro existant est insuffisant pour accueillir un métro et l’impossibilité à la station Lemonnier d’avoir un cisaillement entre le futur métro et le tram 51.
Le passage par l’avenue de Stalingrad n’est toutefois pas la seule option sur la table, mais celle qui est privilégiée, notamment par la Ville de Bruxelles qui souhaite ardemment une nouvelle halte sur son territoire. Qu’importe que celle-ci ne soit pas justifiée d’un point de vue de desserte puisqu’elle se situera à 500 mètres de la station Anneessens d’un côté et à 500 mètres de la gare du midi de l’autre, au sein d’un quartier qui rassemble déjà la plus grande offre de transport public de toute la Belgique.
Les autres options sont donc abandonnées. Notamment celle consistant à faire passer le tunnel par le Square de l’Aviation, de l’autre côté du boulevard du midi, afin de créer une nouvelle station de métro à l’emplacement de l’actuelle Lemonnier. L’alternative comporte des points positifs et d’autres moins. Si elle nécessite moins d’intervention en surface durant la phase chantier au bénéfice de la qualité de vie des habitants, elle est plus chère que le projet initial (de 190 millions, soit plus ou moins les surcoûts annoncés aujourd’hui) et entraînerait une très longue interruption des lignes 3 et 4 du pré-métro qui devraient être remplacés par des bus.
Étrangement, ce ne sont pas ces incidences-là qui sont jugées rédhibitoires, mais une autre conséquence de cette alternative : la remise en surface des trams des trams 51 et 82. Une option auquelle la STIB est peu favorable comme le note l’étude d’incidences : « la STIB défend volontiers l’enfouissement des lignes de transport, ce qui permet de gagner en temps de déplacement (pas de congestion, véhicules de plus grands gabarits, vitesse commerciale importante, etc.) », tout en notant que « d’autres acteurs de la mobilité bruxelloise défendent davantage la visibilité des transports en commun en surface, comme éléments structurants de la mobilité, ce qui permet d’économiser de l’argent (les projets
souterrains coûtant beaucoup plus chers) et de limiter la place de la voiture en ville. »
L’option est donc abandonnée afin de ne pas porter atteinte aux déplacements routiers de la petite ceinture et la Région délivre le permis d’urbanisme en toute discrétion et dans la précipitation le 24 mai 2019,, soit deux jours avant les élections régionales. On apprendra dans la foulée que pour « bétonner » encore plus le projet, le marché public avait déjà été attribué au promoteur Besix par la STIB plus de deux ans avant la délivrance de ce permis. Une manière d’organiser l’irréversibilité de la décision, mais aussi une preuve de décisions déjà bien arrêtée avant toute enquête publique et étude d’incidences environnementales dont on mesure les conséquences aujourd’hui.